11 mai 2025
Illustrateur de formation, et pourvu d’une solide maîtrise du dessin, Suan Müller, est un graveur, qui travaille entre Lyon où il a son atelier et Genève, où il tire ses gravures, précisément à l’Atelier genevois de gravure contemporaine, association bien connue depuis 20 ans pour son travail d’édition et de diffusion de l’estampe.
L’exposition présentée à la galerie Autour de l’image, rue Sala, s’intitule Epitaphe. Ce qui attend et surprend le visiteur, c’est d’abord le nombre de gravures présentées, près de 180 : disposées encadrées bord à bord sur trois des quatre murs de la salle, elles peuvent donner une impression d’oppression, voire d’enfermement : intention peut-être délibérée qui risque cependant de nuire à la réception des images. Mais plus encore, les gravures, presque sans marges, sont produites à partir de tétrapak (le carton d'emballage de nos briques de lait qui ont remplacé les bouteilles en verre), sur lequel l’artiste dessine à la pointe. Le procédé, délicat, qui ne permet pas des tirages nombreux, leur donne incontestablement, avec l’encrage et le papier choisis, une tonalité particulière, une manière originale. Rude entrée en matière déjà que ces aspects-là.
Avec le titre, il s’agit ici de rappeler le souvenir d’un mort. Mais quel mort ? Ou quels morts ? On peut chercher à faire la liste : Dieu d’abord, c’est dit dans une estampe ou deux, et si ce n’est les hommes, au moins leur monde, leur société, leurs valeurs…L’artiste déclare développer « un univers où le désenchantement contemporain côtoie un surnaturel primitif et merveilleux ». Le désenchantement est visible : le noir et le blanc sur le papier crème, au premier regard, ne prédispose pas à la réjouissance, en effet.
La présence parmi les gravures présentées de phylactères-banderoles déroulant, comme dans les enluminures médiévales, textes anonymes, ou extraits de poèmes de la littérature française (François Villon et la « Ballade des pendus », Arthur Rimbaud, avec « Bal des pendus » (« Hurrah la bise siffle… »), « Le Bateau ivre » (« Les aubes sont navrantes… ») ou « Les Soeurs de charité », (« O mort mystérieuse… ») facilite et oriente la lecture. D’autres auteurs, l’inévitable Hugo, bien sûr, mais aussi Céline, ont nourri la créativité de l’artiste : ce sont des histoires graves et bien ancrées dans le réel, que l’artiste propose et qu’il invite à lire, peut-être à inventer, et pas des histoires à l’eau de rose. A l’image des temps présents, pas si éloignés de l’univers médiéval : on voit des personnages aux silhouettes chargées d’animalité sauvage, aux corps nus, maigres et cadavériques comme des rescapés des camps de la mort ou des prisons syriennes, aux visages grimaçants, torturés et épuisés du faible, du pauvre hère, du SDF, du chemineau comme on disait autrefois, en rupture avec l’ordre social… Des histoires de fuite, d’urgence, de tentatives pour échapper à l’enfermement, à l’habitude, à la violence et sans doute et en vain à la mort.
L’artiste s’inscrit dans une tradition ancienne, celle d’une époque où le graveur osait, par l’illustration, raconter, témoigner et dénoncer. On pense aux artistes de la Renaissance, Lucas Cranach, Holbein, Urs Graf, Hans Sebald Beham, si bien présentés dans le beau livre de Maurice Pianzola, Peintres et vilains, qui évoque la grande révolte germanique des paysans de 1525, avec ses scènes de douleurs et de violences, ses gestes de tragédie et de guerre. Cet univers médiéval, cet imaginaire étonnant, foisonnant et fantastique, est prolongé et enrichi par de nombreux échos esthétiques, peut-être inconscients. Telle figure évoque Vélasquez, telle frise la tapisserie médiévale. On croit reconnaître, comme en filigrane, les traces de grands artistes de l’expressionnisme : ici c’est Kirchner, là, c’est Käthe Kollwitz et ses gravures de la Guerre des paysans (1903), par exemple, et d’autres encore.
Réminiscences bien venues et rassurantes : voilà un artiste qui n’en est pas, comme beaucoup, à la tabula rasa, et une exposition qui non seulement donne à voir et à penser, mais séduit par la multiplicité et la richesse des émotions qu’elle suscite.
Suan Müller, 10 mai - 21 juin, Autour de l’image, 44 rue Sala, cour intérieure (interphone)