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Première gravure

On ne sait pas où la scène se passe, dans l’atelier d’un ami graveur, probablement, Jules Michelin peut-être, un graveur secondaire de Barbizon. Camille Corot est penché sur la table où repose un cuivre en cours d’élaboration.

- Oui, c’est une plaque d’eau-forte, dit l’artiste inquiet du regard du maître. Elle est loin d’être terminée. Est-ce que vous voudriez essayer ? propose Michelin.

Vraiment cela n’intéresse pas Corot, la gravure :  tout ce matériel qu’il faut avoir avec soi, toute cette cuisine pour mordre les plaques, tirer les épreuves, que de tintouin ! Un crayon et du papier, voilà ce qu’il faut pour dessiner. Il aime entendre courir son crayon gras ou le fusain sur le papier, essayer son geste, aller vite. La patience lui manque pour le travail sur le cuivre. 

Néanmoins, Michelin lui tend une plaque déjà préparée.

- Il suffit de tracer à la pointe. Voyez, vous la tenez comme cela. Allez-y…

Corot tente un essai. En quelques minutes, sa main a ébauché, d’un trait vif, les lignes simplifiées d’un paysage italien. Puis le travail se déploie plus hachuré, plus précis, plus rapide, plus élégant, plus léger, plus épais, une demi-heure à affiner sa pensée, un souvenir de Toscane : le monument au centre prend forme, importante la forme, se dit-il, entouré d’un bosquet d’arbres à droite et de deux autres à gauche, au pied d’un escarpement rocheux. Les ombres des feuillages, des roches, sont sommairement marquées par des hachures irrégulières, des gribouillis rapides. Il signe de ses deux initiales. Le premier plan lui semble trop vide : il ajoute un dessinateur tourné vers le paysage. Puis il s’arrête. Mais il ne voit pas l’effet produit, ne sent pas l’émotion, n’a pas trouvé de plaisir. 

- Laissons cela, décidément, ce n’est pas pour moi. 

On s’arrête là. Ni morsure ni tirage. On passe à autre chose.

Corot, Souvenir de Toscane, 1845, 1er état.
Corot, Souvenir de Toscane, 1845, 1er état.

Vingt ans plus tard, en 1865, Bracquemond, animateur de la Société des aquafortistes, est venu rendre visite à Corot. Celui-ci a donné une planche, Souvenir d’Italie, à la Société des Aquafortistes deux ans auparavant, à la demande pressante de Bracquemond et tout le monde est d’accord pour recommencer l’expérience. L’eau-forte est maintenant réhabilitée, Baudelaire la célèbre, Philippe Burty la défend, on a trouvé tout un public nouveau. L’autorité du maître du paysage est un formidable atout dans l’entreprise. Il faut convaincre Corot de graver une seconde planche. Par un hasard absolu, dans un coin de l’atelier,  il aperçoit l’angle d’une plaque qui dépasse d’une boîte à clous. Elle est vernie et gravée.

- Comment ! Vous avez une nouvelle plaque en chantier ?

- Non, cela n’est rien. Un essai sans lendemain, fait il y a vingt ans.

- Mais c’est intéressant, on ne peut la laisser comme cela. Permettez-moi de la tirer, on verra mieux le résultat.

Rentré chez lui, Bracquemond en tire trois épreuves. Il s’étonne, le résultat est novateur, jamais on n’a fait comme cela. L’estampe lui paraît même plus originale que le précédent Souvenir d’Italie dont il a fait la morsure et surveillé le tirage, Corot ne voulant pas s’en charger. Quelque temps plus tard, il rapporte les épreuves et la plaque; il l’invite à faire une édition. Ce dernier n’est pas convaincu. 

- C’est sec. On ne sent pas l’émotion. Je vois bien votre enthousiasme, mais je le répète, cela n’est pas pour moi… Il manque des valeurs.

- Eh bien, arrangez-la, reprenez-la.

Corot, Souvenir de Toscane, 4ème état, publié dans la Gazette des Beaux Arts d'avril 1875.
Corot, Souvenir de Toscane, 4ème état, publié dans la Gazette des Beaux Arts d'avril 1875.

Corot promet de s’exécuter, n’y parvient pas. Les demandes répétées de Bracquemond sont maintenant entre eux comme une jeu. Et un jour il se décide : il noircit les ombres, ajoute, multiplie les traits, diminue les blancs. Une lumière de contre-jour apparait. Corot a fait ce qu’il pouvait, il faudrait un tirage pour aller au bout, mais il s’en désintéresse, et la plaque reste dans l’atelier jusqu’à sa mort en février 1875. 

Alfred Robaut, son ami, celui qui dans cette dernière décennie l'a conduit à pratiquer le cliché-verre, est chargé de faire l’inventaire de l’atelier ; il trouve la plaque de 1845 : c’est elle qui servira pour illustrer la notice nécrologique que la Gazette des Beaux arts consacre à Corot en avril. (1)

 

 Histoire exceptionnelle. Une première gravure, qui fut aussi la dernière.

 

Amis artistes, et votre première gravure, à vous ? 

 

Je vous propose une expérience, une aventure collective (sait-on jamais ?) que l’un d’entre vous m’a suggérée : vous avez tous votre « première gravure », sans doute une expérience intéressante à partager, qu’elle vienne d’un hasard, d’un désir ancien, d’une occasion, vous pouvez raconter cette première fois, avec ses circonstances particulières, ses effets différents, son importance…

Maintenant, à vous de jouer :  vous m’envoyez ( à contact@rhonestampe.fr ou à mon adresse personnelle si vous l'avez) une photo de votre première gravure et quelques mots des circonstances. 

Et je publierai ce que vous m’envoyez dans les derniers jours de ce journal des confins, disons autour du 8 mai…

Et n’hésitez pas à mettre vos connaissances au courant de cette invitation. Plus on est de fous…

Il ne sera pas dit que je serai seul à écrire dans ce journal des confins.

 

 

 

1/ Alors que j'écris cette chronique, ce matin entre 7 et 9 heures, je négocie vainement l'achat de Souvenir de Toscane avec un vendeur espagnol. Une épreuve du 3ème état, le tirage de la Gazette des Beaux Arts (750 exemplaires) malheureusement un peu insolée, qu'il ne veut pas laisser à moins de 300€.

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Commentaires: 2
  • #1

    gérard Klein (mercredi, 22 avril 2020 15:23)

    Jolie histoire, et intéressante offre aux artistes (vivants). Attente impatiente...
    Pour le "souvenir de Toscane" je prends le risque d'être iconoclaste et préfère le "premier état" au 4e, plus lourd, comme on dirait d'un film "colorisé" pour une seconde vie.
    La fin du confinement n'est pas encore fixée, ta promesse de billet quotidien donc pas encore accomplie. Est-ce dur à tenir? Il restera toujours le loisir des retours sur les blogs des mois précédents!

  • #2

    PB (mercredi, 22 avril 2020 16:06)

    D'accord avec toi, le premier état est séduisant en diable... On ne connaît aujourd'hui que deux épreuves, l'une à la BNF, l'autre à New York.
    Pour le blog, j'ai encore de la matière... Enfin, je crois.