Le travail présent de Jean Philippe Bui Van constitue une prise de risque. Tenté par d’autres graveurs avant lui, il consiste à produire, avec la même planche travaillée et retravaillée, plusieurs estampes différentes. La difficulté réside en ce qu’il faut éviter que les feuilles successives apparaissent comme des « états » de travail, incomplets, inachevés, d’une estampe ultime, aboutissement du processus.
Chacune doit au contraire exister par elle-même, se suffire face aux autres. Non plus étape dans un processus, mais oeuvre autonome. On pourrait parler de métamorphose : une même planche, sous l’effet de la mémoire, de l’invention, du travail, se transforme et devient autre. Elle ne s’inscrit plus dans une suite, logique ou non, même si elle traduit ou continue de traduire un instantané émotif ou visuel.
Il est évident que l’artiste ne peut dans cette élaboration se contenter de différences secondaires entre les épreuves, comme il peut y en avoir entre les « états » ordinaires d’une même estampe : le procédé serait trop facile, manière dérisoire de détourner l’attention d’une faiblesse d’invention manifeste. D’autant que la gravure, et surtout la pointe sèche, cet art du premier mouvement, ne pardonne pas, on le sait, la légèreté d’imagination ni de geste.
Entreprise risquée mais diablement stimulante : elle conduit inévitablement au dépouillement, à la simplification : il faut, par un effort de volonté, résister à la pente naturelle des habitudes, fixer au plus juste le point ultime de l’achèvement. Et multiplier les possibles. Ce peut être aussi le lieu d’une métamorphose de l’artiste lui-même, le moment qui le conduit, dans une démarche progressive, à une réinvention de lui-même et de son art.
Cela donne des oeuvres spirituelles et libres, qu’il s’agisse des pointes sèches ou des lithographies. On ne parlera pas de motif, de paysage… On ne parlera même plus, pour beaucoup de ces estampes, de « paysagisme abstrait ». Certes, certains voudront voir une ligne d’horizon, ou des arbres, ici ou là, avec troncs et frondaisons, et ombres portées. Comme les marques affaiblies, lointaines dans la mémoire, des seules grandes lignes ou grandes masses d’un paysage dont la magie est toujours vivace.
En réalité, l’arbre n’est plus un arbre, le paysage n’est plus un paysage : quelques traits nets, quelques taches du plus beau noir suffisent à rendre compte d’une expérience sensible, ou de quelque chose qu’on ne saurait nommer. Au fond, peu importe.
Car seule compte la musique que joue chacune de ces petites feuilles ; cela vient des traits creusés d’un geste maîtrisé, des espaces troués de rondeurs, d’ovales, ou des fouillis de traits broussailleux. La composition équilibrée, harmonieuse, non dépourvue de lyrisme, de certaines planches, les glissements subtils des noirs aux gris, composent une mélodie sereine. Parfois, dans d’autres, plus elliptiques, plus secrètes aussi, c’est un équilibre menacé, instable, où l’on se sent comme entraîné dans une pente.
Finalement, ces estampes sont des traces d’une expérience, ou même d’une réminiscence. Pour le spectateur, elles en réveillent d’autres, lointaines; elles en raniment qu’on croyait perdues. N’est-ce pas là un des rôles de l’art ?
P.B.
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