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Sur une estampe de Hans Hartung

Le hasard nous a mis en présence d'une estampe de H. Hartung qui n'a pas laissé de nous intriguer et de nous interpeller.  

D'abord parce que nous l'avions prise pour une lithographie : la planche est en effet de très grand format (un cuivre horizontal de 75 x 105 cm, une des quatre plus grandes eaux-fortes de Hartung) et le dessin apparaît blanc sur un papier intégralement noir (et sans marges). On ne reconnaît l'eau-forte qu’en touchant du bout du doigt les tailles blanches, miraculeusement vierges. Hartung explique à propos de ces plaques improprement dites "inversées: " On ne les inverse pas du tout, on passe légèrement avec le rouleau ce qui noircit la plaque mais laisse en blanc les creux, on passe ensuite la planche à la presse en n'insistant que légèrement. On obtient ainsi le négatif de la plaque. Ce sont les surfaces que l'on imprime."

Merveille de l'impression ! La taille qui devrait se remplir d'encre en est privée et le cuivre qui devrait être soigneusement essuyé est entièrement noircie. Renversement ! La taille douce se fait taille d’épargne. Le cuivre traité comme un bois. Le plein se fait vide, le vide plein. J’avoue mon ignorance : existe-t-il aujourd'hui des artistes qui renversent ainsi l'ordre habituel des choses et jouent avec le procédé ? (En fait, oui ! Depuis l'écriture de ces lignes, j'ai avec bonheur vu les estampes de Muriel Moreau à la galerie Paul Ripoche, qui reprennent le même procédé).

Une lecture du catalogue raisonné de H. Hartung (on ne dira jamais assez le mérite de la Fondation Hartung qui l'a mis en ligne, à la portée de tous, avec une documentation passionnante) donne la parole à l'artiste : " J'ai repris la gravure parce que nous avons fait connaissance plus tard en Espagne d'un graveur excellent, Gili, chez lequel j'ai pu faire les plus grandes gravures que j'ai faites de ma vie, en allant jusqu'au bord sans laisser le moindre blanc. Lui-même tenait la plaque, les autres aidaient, c'était vraiment le même jeu en commun que pour les lithographes en Suisse." 

J’aime ce « jeu en commun ». On peut rappeler que depuis longtemps l'artiste a travaillé avec d'autres, et grâce à d’autres, artistes ou non. Mais dans notre époque qui raffole des self-made (wo)man, qui exalte l’individu au point d’oublier le collectif, on doit s'élever contre le mythe romantique de l'artiste créateur solitaire enfermé dans sa tour d’ivoire. Non, l’individu ne se fait pas sans l’Autre.

 

Hans Hartung écrit aussi : « En principe, je préfère l'inspiration directe, momentanée, et toutes les lithos en couleur, plus encore les gravures en couleur, sont réalisées en deux, trois ou quatre étapes. Il faut faire d'abord la planche jaune, puis la noire, puis la verte, attendre que cela sèche, revenir deux jours après, quatre ou six jours après, puis c'est dimanche, puis c'est lundi, finalement vous n'êtes plus dans le bain. Si à ce moment-là je veux améliorer ou reprendre quelque chose, ce n'est plus ça, il n'y a plus de la spontanéité première que je recherche en art. »  Cela rejoint ce qu'écrivait Baudelaire, dans un article intitulé L'eau-forte est à la mode (1862), constatant l'absence de popularité de l'eau-forte  : "C’est un genre trop personnel, et conséquemment trop aristocratique, pour enchanter d’autres personnes que les hommes de lettres et les artistes, gens très amoureux de toute personnalité vive. Non seulement l’eau-forte est faite pour glorifier l’individualité de l’artiste, mais il est même impossible à l’artiste de ne pas inscrire sur la planche son individualité la plus intime ". 

Avec l'eau-forte, donc, l'artiste se livre tout entier. La "spontanéité" écarte le réfléchi, le mesuré, la raison pour tout dire. Cela conduit-il à catégoriser deux types d'artistes ? Les uns abandonnés à leur "âme" propre (autre mot de Baudelaire), leur sensibilité immédiate, les autres plus portés vers le mûri, l’idée réfléchie ? Dans ce cas, on comprend que notre époque conceptuelle, où l'art se conçoit mal sans le discours argumenté qui le légitime, prise peu la gravure à l’eau-forte.

 

Hartung dit encore : " La gravure a un caractère un peu agressif, acide, même quelquefois coupant: enfin j'aime beaucoup couper, gratter, maltraiter une matière si je peux, y laisser la trace exacte et précise de ces actions. C'est le grand avantage de la gravure, on gratte dans les vernis, on laisse mordre l'acide, ça commence à bouillir..."

Couper, gratter, maltraiter, mordre : qu’est-ce qui est à l’oeuvre ici ? L’expression d'une agressivité, d'une violence, orientée (ou détournée?) vers un objet matériel, la plaque de cuivre ou de zinc, ou bien le désir de faire des marques sur quelque chose, de laisser une trace ? Comme les Grecs ou les Romains qui gravaient la pierre, ou les amoureux l'écorce des arbres. C'est à dire faire un geste, peut-être dérisoire mais durable, contre la disparition inéluctable ? De là vient peut-être l'attachement des artistes à leurs « matrices », ce beau nom qu’ils utilisent pour parler des plaques gravées. Et en écrivant ce mot, j'ouvre la porte à un autre fil, celui qui nous ramène à l'origine, au berceau premier de l’être, au ventre maternel. L’action même de graver serait donc en lien avec la recherche des origines.

 

Ces réflexions sur l'artiste et la gravure conduisent à interroger et à éclairer l'amateur. Pourquoi préférer, même si l’on s’en tient au noir et blanc, la gravure à la lithographie ?  A première vue, la différence est minime. Mais avec la gravure la feuille présente un relief, sensible à la caresse des doigts, visible à la lumière, due à l’encre que le papier, passé sous la presse, est allé chercher dans les creux, les « tailles » précisément faites par l’artiste dans la surface plate de la plaque. Comme si l’on avait à sa disposition un monde infiniment petit, avec ses mers, ses dépressions, ses collines, ses chaînes de montagnes ? 

La gravure rapproche de l’artiste parce qu’elle relève d’une pratique plus immédiatement compréhensible. Qui n’a pas gravé sur le bois d’un bureau d’écolier ou sur un mur ? Un rien d’encre suffit à produire un papier imprimé. Tout le monde ainsi comprend la gravure en creux, quand la lithographie relève d’un savoir-faire mystérieux. Allez expliquer qu’il vous faut une pierre spécifique aux propriétés chimiques particulières, qui là retient l'encre et ici la repousse !

La gravure glorifie le trait quand la lithographie aime les a-plats, les surfaces. Avec elle, on est proche d’un dessin, d’une encre, d’un premier jet ; l’impression dominante d’une expression plus libre, plus spontanée, plus immédiate rapproche ainsi l’artiste de l’amateur qui, lui aussi, par moments, occupe ses doigts à des « griffonnements » vite oubliés. On croit se rappeller que le Diderot critique d’art appelait ainsi le trait de Rembrandt. 

Quoi qu’il en soit, le sourire étonné, dubitatif ou sardonique du lecteur devant ces réflexions et ces interrogations n’enlèvera rien à la passion qu’on porte à ces feuilles et au désir de les conserver.

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Commentaires: 1
  • #1

    Malherbe L (jeudi, 14 mars 2019 16:09)

    Bien bel article... Merci